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La ville qui va brûler durant 300 ans


Malek

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CENTRALIA, LA VIE À PETIT FEU

 

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Depuis 1962, un feu de mine consume le sous-sol de Centralia, en Pennsylvanie. Evacuée dans les années 80, la ville a été rasée. Quelques irréductibles restent pourtant attachés à leur terre brûlée.

 

22 MARS 2010

PHOTOS: CC LYNDI&JASON

TEXTE: LORRAINE MILLOT

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Tom, l’ancien postier de Centralia, donne rendez-vous au cimetière. De tout ce qui reste de cette petite ville de Pennsylvanie, c’est presque l’endroit le plus vivant. Des petits drapeaux américains décorent les tombes, ils tiennent plus longtemps que les fleurs et colorent le paysage de rouge et de bleu. Du cimetière catholique, ou du carré orthodoxe juste derrière, on peut voir aussi ce phénomène un peu étrange qui a brisé le destin de cette bourgade : la terre fume. Depuis 1962, un incendie souterrain ravage galeries et boyaux de la mine de charbon qui s’étendait directement sous la ville. Par des centaines de fissures ou de crevasses, la fumée s’échappe, suggérant un enfer, prêt à happer les derniers vivants qui s’obstinent encore par ici. En 1981, un gamin avait failli être englouti dans une de ces failles. Peu après, les autorités locales et fédérales avaient organisé le déménagement de toute la population, et détruit les maisons au fur et à mesure qu’elles se libéraient. Centralia, fondée en 1866, n’existe plus. En 2002, son code postal a même été supprimé.

 

«Le curé l’avait prédit»

 

N’étaient les tombes et les drapeaux étoilés, on passerait en trombe sur la route 42, sans même se douter qu’elle était jadis bordée de maisons, de bars et de magasins. De Centralia, et ses 1 000 habitants encore en 1981, il ne reste presque rien à voir… Seulement des gens bousculés par son histoire : des immigrés venus d’Europe qui avaient cru trouver là leur nouvelle patrie, des «touristes» philosophes, des chasseurs de fantômes…

 

Centralia est maintenant invisible, mais Tom Dempsey, l’ancien postier, prend un plaisir manifeste à la faire visiter. «Ici, il y avait le terrain de base-ball, là des maisons, et puis l’école», montre-t-il à grands moulinets. De tout ce qu’il désigne, on ne voit plus qu’une étendue de neige ou de gravats. En hiver, c’est ainsi qu’on devine le feu : là où l’incendie est le plus vif, et le moins profond, la neige ne tient pas. En revanche, comme au cimetière Saint-Ignatius, la neige a tous les droits. «C’est normal, expliquent les anciens, le curé l’avait prédit.» Au siècle dernier, un curé irlandais, en guerre avec un gang de compatriotes, avait maudit Centralia et annoncé qu’elle brûlerait tout entière, sauf son église et son cimetière. L’église n’a pas brûlé, mais elle a quand même été démolie, avec tout le reste de la ville.

 

De tout Centralia, il demeure une autre église, quatre cimetières, des rues qui partent vers nulle part, et un local municipal. A l’intérieur, ultime dérision, un camion de pompiers. Toutes les tentatives pour étouffer, noyer ou déterrer le feu, ont tourné court. Au département local de protection de l’environnement, Tim Altares surveille la progression de l’incendie, mais ne cherche même plus à l’éteindre. Selon ce géologue, le feu s’étend maintenant sur 400 acres (1,6 km2) et avance de «quinze mètres par an». A ce rythme, le sous-sol de Centralia risque de brûler encore «trois cents ou quatre cents ans».

 

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Messe et chants ukrainiens

 

Six maisons sont encore debout, celles de neuf irréductibles qui refusent de quitter leur «patrie». Ils refusent aussi de parler aux journalistes, lassés de se voir poser sans cesse la même question : à quoi bon rester sur cette terre brûlée, en compagnie des morts et des fumées toxiques ? «Je n’ai pas le temps, je pars jouer au golf», répond le plus aimable, Ben Hynoski, surpris chez lui en bermuda. Quand on frappe aux autres portes, personne ne répond. Une grand-mère a même affiché un panneau : «Reporters no interview.»

 

Pourtant, le plus frappant à Centralia n’est ni le vide ni les fumées, ni les entêtés qui s’accrochent encore à leurs maisons. C’est l’attraction de ce qui n’est plus. «J’y reviens plusieurs fois par semaine», avoue Tom, le postier, qui a pourtant abandonné la ville en 1984 : son salaire allait diminuer à mesure qu’il y aurait moins de boîtes aux lettres et il a préféré distribuer le courrier dans une ville voisine, qui payait mieux. «J’y reviens tous les jours pour promener mon chien, confie un autre retraité, John Lawler, 72 ans. Je marche le long de l’ancienne voie de chemin de fer. Et c’est comme si je voyais encore chacune des familles qui habitaient là.» Lui a quitté Centralia à 18 ans, pour aller s’embaucher dans une autre mine du New Jersey. Mais il est revenu ensuite s’installer dans la ville voisine de Mount Carmel, et sans cesse ses pas le ramènent à Centralia. «Bien sûr, je pourrais promener mon chien là où j’habite, explique John. Mais à Centralia, il y a moins de circulation, et j’aime bien aussi discuter avec les gens de passage. Je leur montre où est le feu, je leur parle de toutes les maisons qui n’existent plus.»

 

Tous les dimanches à 11 heures, les cloches sonnent sur les hauteurs de la ville fantôme, et résonnent sur la plaine déserte. Sur la colline, l’église catholique ukrainienne continue à rassembler ses fidèles, une trentaine chaque dimanche. De l’Ukraine natale de leurs parents ou grands-parents, ils ont presque tout oublié. La messe est en anglais, avec quelques chants en ukrainien transcrits en alphabet latin. Ces fidèles ont gardé la foi de leurs ancêtres et sont restés attachés à Centralia, leur première patrie américaine. «J’ai été baptisée dans cette église. Et mes parents sont enterrés ici», explique Anna Lynn, 85 ans, une des grands-mères qui tous les dimanches, prend sa voiture pour venir assister à cet office un peu étrange, au pays des souvenirs.

 

«Partir avec l’argent de l’Etat»

 

L’histoire d’Anna Lynn rappelle aussi que la vie y était souvent rude, ingrate ou misérable pour ses habitants, venus d’Irlande, d’Ukraine ou de Pologne, extraire le charbon. Son père est mort à la mine quand elle avait 2 ans. Pour élever ses quatre enfants, sa mère, handicapée d’une hanche, faisait la cuisine lors des mariages ou des enterrements. «Nous étions pauvres, avoue Anna, élégante dans sa robe du dimanche, mais je me souviens de Centralia comme d’une ville solidaire. Les voisins nous apportaient des chaussures ou des vêtements. On ne mettait pas les vieux habits dans des boîtes pour les donner à des inconnus aujourd’hui.» Anna a quitté Centralia en 1988, quand toutes les maisons de sa rue ont été démolies. Mais le dimanche à l’église, c’est comme si elle n’était jamais partie - «mon cœur sera toujours là», dit-elle.

 

Si la vie avait été moins misérable, il n’y aurait sans doute pas eu d’incendie. En mai 1962, quelques jours avant le Memorial Day, le jour des soldats morts pour l’Amérique, les préposés aux ordures avaient voulu brûler les immondices entassées derrière l’un des cimetières. «Pour que cela ne sente pas trop mauvais le jour où toutes les familles iraient au cimetière, explique Tom, le postier. En fait, la ville était censée recouvrir les ordures d’une couche d’argile pour éviter les odeurs et les maladies. Mais on manquait de tracteurs et on avait pris l’habitude de brûler les ordures. Voilà comment le feu a démarré.» Tom se souvient aussi du Centralia de son enfance comme d’un monde très «uni» que le feu a ravagé : «C’est cela, pour moi, le vrai désastre, soupire-t-il. Dans les années 1980, quand les autorités ont proposé aux habitants de partir, la ville s’est divisée entre ceux qui voulaient rester, ceux qui acceptaient l’argent de l’Etat pour refaire leur vie ailleurs et ceux qui auraient voulu qu’on s’emploie à éteindre le feu. A partir de ce moment, les gens se sont mis à s’insulter et se détester. Au lieu de s’unir, les habitants se sont divisés. C’est cela aussi pour moi la leçon de Centralia.»

 

Pour beaucoup d’habitants, quitter Centralia a certainement été une «chance», avoue une autre «revenante», Sara Pisarchick, 32 ans, grande blonde qu’on imaginerait bien dans les défilés de mode à Kiev ou Moscou. Ce samedi, elle était venue pour rendre visite à sa grand-mère, au cimetière orthodoxe, et elle s’est embourbée avec sa voiture. Sara n’avait que 5 ans quand sa famille a été évacuée, mais pour elle aussi, cette plaine désolée représente un monde encore très présent. «Je me souviens de tous les magasins où on pouvait acheter des sodas, ou des bonbons, raconte-t-elle. Nous allions chercher le courrier à la poste, on longeait les maisons et les boutiques de la grand-rue, dit-elle, regardant dans le vide. Ma grande sœur me tirait sur une luge et les autres enfants nous jetaient des boules de neige.»

 

Leçons de sciences et de morale

 

Sara est nostalgique, mais aussi reconnaissante au sort qui l’a forcée à quitter la vie des mineurs : «Si nous n’avions pas été obligés de partir, je ne serais sans doute jamais allée à l’université, explique-t-elle. Avec ma sœur, nous avons été les premières de la famille à pouvoir faire des études. J’ai passé plusieurs années à Boston, et je suis maintenant professeur de design.» Le départ de Centralia, en 1982, a brisé sa famille. «Quelques années après notre déménagement, ma mère a quitté mon père, raconte Sara. Dans la ville où nous nous étions réinstallés, ma mère avait trouvé un travail à l’hôpital. De nouvelles opportunités s’ouvraient pour elle. Elle a pu faire carrière, en commençant comme réceptionniste pour finir vice-présidente d’une clinique. Beaucoup de mariages ont été brisés, poursuit Sara. Il y a eu des divorces, des suicides. Mais mon père a été fabuleux : il a été à la fois père et mère.» Le feu de Centralia a arraché Sara à sa mère, qui a planté là mari et enfants pour refaire sa vie.

 

Tandis que Sara se raconte, tout autour quelques «touristes» escaladent les tas de décombres, hument les fumées qui s’élèvent du sol, se photographient devant le cimetière ou s’exclament quand ils trouvent des pierres chaudes. Cette ville qui n’existe plus est maintenant une attraction assez célèbre, surtout en Pennsylvanie. Les week-ends, les familles s’y arrêtent pour des leçons d’histoire, de sciences naturelles ou de morale. «On réalise bien ici que nous ne connaissons souvent que la surface des choses, déclame Maruso Setta, professeure d’anglais, venue avec son mari et leur fils de 7 ans. Il se passe beaucoup de choses en sous-sol, que nous ne maîtrisons pas. On croit contrôler la nature et on apprend ici qu’il n’en est rien.» Un peu plus loin, un père fait aussi l’éducation de ses deux garçons de 6 et 11 ans, habillés en treillis comme pour une expédition militaire. «Il ne faut jamais mettre le feu», récite l’aîné, qui a peut-être un peu raccourci la leçon. «Ici, les enfants peuvent apprendre de nos erreurs, complète Randy Davidson, le père. On voit bien là ce qui arrive quand on ne fait pas attention. Ce lieu est une horreur, il montre de quoi l’homme est capable.»

 

Centralia invite à la philosophie. Sur l’une de ses routes, fendue en deux par l’incendie souterrain, les touristes inscrivent qu’ils s’appellent Ringo, Ron ou David. Ils marquent sur l’asphalte craquelé que «Jasper aime Greg» ou laissent leur numéro de téléphone à de futures épouses qu’ils voudraient rencontrer en un «endroit très spécial» Ce n’est pas le mur de Berlin, mais une chaussée où petites et grandes histoires s’écrivent en lettres colorées, et où se glissent quelques réflexions : «Nous sommes sur la route de l’enfer», a couché l’un des penseurs de passage. «Vit vite ta vie, meurt jeune, et laisse derrière toi un bon souvenir», a recopié un autre. «L’homme ne peut rien faire que la nature ne puisse détruire», médite un troisième.

 

«I believe in Yesterday»

 

Les fumées de Centralia attirent aussi les chasseurs de fantômes, et ceux qui aiment défier les forces de l’au-delà. Dans la nuit du 26 au 27 décembre dernier, deux garçons et deux filles, âgés de 14 à 19 ans, ont dévasté l’un des cimetières. Ils ont renversé plusieurs dizaines des lourdes pierres de l’Odd Fellow. «Les jeunes qui ont fait ça n’avaient pas de relation personnelle avec Centralia, raconte Greg Fraley, le policier qui a mené l’enquête. Ce sont des gamins des environs qui m’ont dit avoir fait ça pour rire. Ils n’étaient même pas satanistes. Nous n’avons retrouvé ni pentagrammes, ni restes de sacrifices. Ils disent avoir juste voulu se faire peur.»

 

Certains y renversent des tombes, d’autres y rêvent d’une humanité meilleure, avec l’aide des Beatles. Les week-ends, avec un peu de chance, on peut tomber au croisement des routes 42 et 61 sur quatre jeunes filles brandissant des pancartes dessinées à la main, qui reprennent quelques maximes des Fab Four : «I Believe in Yesterday», «Let it Be», «Money Can’t Buy me Love». Elles habitent à une heure de route, n’ont aucun lien personnel avec Centralia, mais elles ont entendu parler des derniers habitants qui s’accrochent à leurs maisons. Sans même les connaître, elles viennent prendre leur défense.

 

«Je m’intéresse à l’histoire, explique Hazel Hosler, 18 ans, la meneuse, et je trouve fascinant de savoir qu’il y avait ici toute une ville, tant de vies, dont on a tout détruit. Je ne pense pas que l’Etat devrait forcer les gens à partir. S’ils veulent rester, c’est leur affaire. On devrait plutôt chercher à préserver cette histoire.» Pour une adolescente américaine, n’y a-t-il pas des causes plus urgentes ? La guerre en Afghanistan, par exemple ? «Je suis contre cette guerre, répond Hazel. Mais pour faire quelque chose, il faudrait être nombreux. Centralia, c’est une question locale pour laquelle un petit groupe comme nous peut dire son mot.» Sa pancarte permet aussi de quitter Centralia, en promettant de ne jamais oublier toutes ces leçons. Sur sa pancarte sont écrites des paroles de All You Need Is Love que chantaient les Beatles en 1969, quand Centralia se consumait déjà : «I l n’existe personne que tu ne puisses sauver.»

 

http://www.secouchermoinsbete.fr/9377-inclassable-la-ville-qui-va-bruler-durant-300-ans/1

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